Sens pratique (suite)

Apr 27, 2025

« Il m’est arrivé d’écrire autrefois qu’un grand roman n’est pas la vie, mais lui ressemblait seulement, dans la mesure à la fois très importante et très incomplète où une cloche ressemble à un chaudron. C’est-à-dire les mêmes formes extérieures, la même apparence, mais l’une utilisée uniquement pour répondre aux exigences pratiques de la vie, l’autre seulement pour en dégager la musique. Ce qui implique que dans mon esprit, il n’y a pas, comme le veut une idée trop complaisante et trop répandue, rupture angoissante entre la banalité utilitaire de la vie courante et le ‘monde de l’art’ (…)

Je me sens beaucoup plus d’accord avec la conception unitive qui me semble être celle de Novalis : le monde est un, tout est en lui ; de la vie banale aux sommets de l’art, il n’y a pas rupture, mais épanouissement magique, qui tient à une inversion intime de l’attention, à une manière tout autre, tout autrement orientée, infiniment plus riche en harmoniques, d’écouter et de regarder. Ce que fait que la littérature (j’ai envie de dire plutôt : la poésie) est à prendre en effet extrêmement au sérieux, et à prendre au sérieux sans tristesse aucune, à cause de son immense, et quotidienne, capacité de métamorphose et d’enrichissement. Mais à une condition : ne pas confondre, si souhaitable que cela puisse paraître, les deux manières de regarder ; savoir que l’expérience poétique, qui est une expérience vraie, et complète, n’est pas utilisable, n’est pas transposable directement dans l’univers pratique. »

Julien Gracq, Entretiens 

Voilà pourquoi il est possible d’introduire de la poésie dans n’importe quelle activité humaine. Et je crois profondément que la vie professionnelle n’est supportable que si elle comprend une part de cette attention, de ce regard poétique.

 

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