Penser du dedans

May 24, 2025

« Nous vivons aujourd’hui un moment emblématique. L’économie, la technique, toutes les facilités que l’homme a inventées, l’assiègent et menacent de l’étrangler. Les sciences, qui ont connu un essor fabuleux, se sont multipliées et spécialisées, dépassent nos capacités d’assimilation, elles nous angoissent, nous oppriment (…). 

Cette situation s’est déjà présentée à plusieurs reprises dans l’histoire. L’homme se noie alors dans sa propre richesse, et sa culture, qui prolifèrent autour de lui comme une végétation tropicale jusqu’à l’étouffer. (…) L’abondance nuit à l’homme ; si un excès de facilités, de possibilités, se présente à lui, il est incapable de choisir la plus adéquate, et, croulant sous les possibles, perd le sens du nécessaire. (…)

En fixant un discours, l’écriture ne conserve que les mots et ne permet pas une approche intuitive, vivante, de leur sens. (…) Les écrits ne sont toujours que les cendres de pensées effectives. Pour leur redonner vie, le livre ne suffit pas. Il convient qu’un homme reproduise en lui la situation vitale à laquelle cette pensée peut correspondre. (…)

À défaut de procéder ainsi, lire beaucoup et penser peu transforment le livre en un instrument terriblement efficace de falsification de la vie humaine : ‘Parce qu’ils auront foi dans l’écriture, c’est par le dehors, par des empreintes étrangères, et non plus du dedans et du fond d’eux-mêmes… Quand ils auront en effet, beaucoup appris sans maître, ils s’imagineront devenus très savants, et ils ne seront pour la plupart que des ignorants de commerce incommode, des savants imaginaires au lieu de vrais savants.’ Ainsi parlait Platon voici vingt-trois siècles. »

José Ortega y Gasset, « La Mission du Bibliothécaire », Revista Occidente, mai 1935.

L’IA est un nouvel avatar de la culture comme accumulation d’informations, « cendres de pensées effectives ». C’est assez rassurant : il y aura toujours des personnes qui voudront penser « du dedans » et non pas « du dehors ».

 

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