Oublions la retraite, profitons dès maintenant !
Apr 02, 2022Cette semaine j’ai beaucoup réfléchi à l’idée du travail vu comme une lutte, un effort permanent. Sans doute parce que ces dernières semaines j’ai été frappé d’entendre les expressions utilisées par de nombreuses personnes pour parler de leur job : « se battre », contre des « problématiques récurrentes », des « rivalités internes » ou la « concurrence externe ». Certains me répétaient qu’il fallait « aller de l’avant sous peine de reculer », que « stagner c’est la mort ». Et leurs projets sont une longue suite de « deadlines », comme si leurs agendas étaient remplis de pièges mortels…
Travailler, ce serait donc un effort permanent, une « lutte », un « défi », un «combat » sans relâche. Le pire, c’est que ce combat se finira forcément par une défaite, puisqu’en français on « part en retraite ».
Finalement, une carrière ce serait de petites et rares victoires… et la Berezina en finale obligatoire. Pas étonnant que les Français soient si fascinés par Napoléon ! Ne tirant aucun enseignement de ses défaites, il est allé de retraite en retraite, jusqu’à la dernière, l’enfermement à Sainte-Hélène… souvent décrit comme un tombeau au milieu de la mer.
Car derrière l’idée de cette retraite, se cache bien sûr l’image de la mort, repoussée, dissimulée, niée tant que nous sommes dans ce combat qu’est notre vie de labeur.
En espagnol, partir en retraite se dit « jubilarse », mot à mot se mettre en joie. Bien sûr, cela peut laisser entendre qu’on n’y était pas avant, mais au moins cela donne une issue, une perspective plus heureuse que la défaite. Pour rester dans le domaine militaire, on s’éloignerait du Napoléon glorieux pour aller vers la figure du grognard : après s’être bien battu, le soldat anonyme reçoit un pécule qui lui permet de s’installer sur un lopin de terre ou d’ouvrir un estaminet – où l’on boira des coups bien sûr à la santé de l’Empereur.
C’était déjà l’espoir du légionnaire romain, qui sous la République recevait des terres (en général dans les pays conquis), avant que l’Empire ne mette en place l’ærarium militare, trésor de guerre destiné à verser des pensions aux vétérans de l’armée.
Aujourd’hui, les soldats de l’armée française peuvent prétendre à une pension à taux plein (environ 75% de leur solde brute), après environ 18 années de bons et loyaux services. Plus proche du mot de rente, le mot de pension a, je trouve, un côté plus confortable, plus accueillant, presque joyeux. Pas étonnant d’ailleurs que quelle que soit l’époque, des guerriers n’aient pas eu envie de se voir « partir en retraite »…
Pourquoi est-ce que je me focalise autant sur la retraite ? Parce que je crois qu’avoir une vision si négative de la fin a forcément des conséquences sur la manière dont nous vivons l’itinéraire.
Et peut-être que c’est justement se focaliser sur la fin qui serait une mauvaise idée…
Dans son livre Love and work, le chercheur américain Marcus Buckingham dénonce l’obligation contemporaine de trouver « un sens » à notre vie professionnelle – vue du coup comme une mission. Même si cette injonction augmente notre productivité, elle développe chez beaucoup une sorte de mauvaise conscience, presque de la culpabilité, à l’idée de ne pas être constamment au service de ce super projet.
Pour Buckingham, le secret d’une vie professionnelle heureuse serait d’arrêter de passer notre temps à regarder vers l’avant (et vers le haut) et de nous concentrer sur l’ici et maintenant, pour découvrir les activités dans lesquelles nous avons le plus de joie, et qui nous donnent de l’énergie au lieu de nous en prendre. En augmentant le temps consacré à ces activités, que Buckingham appelle nos « fils rouges », nous serions dans le flow et le bien-être beaucoup plus sûrement qu’en passant notre temps à chercher un sens profond à ce que nous faisons.
Pendant notre voyage, profitons de la vague plus souvent, plutôt que de rester le nez rivé sur les cartes et la boussole.
Cette image maritime n’est pas un hasard. Je viens de finir le livre Un été avec Homère, commentaire de Sylvain Tesson sur l’Illiade, récit de la guerre de Troie, et l’Odyssée, récit de la longue errance d’Ulysse en Méditerranée. Dans un des chapitres, intitulé « L’obstination ou le renoncement », il montre comment les héros grecs sont déchirés entre le désir de gloire, la renommée éternelle conquise par la violence, et la vie, simple et douce.
Sylvain Tesson écrit : « Nous autres, pauvres humains avides d’honneurs et de lauriers, négligeons férocement un trésor : la bonne vie douce, simple, paisible. Celle qui est là, disposée sous notre regard et dont on mesure la valeur au vide qu’elle laisse en s’échappant ».
Alors qu’il refuse d’aller au combat, l’un des plus grands héros de l’Illiade, Achille, déclare :
« Rien ne vaut la vie, pas même les biens qu’on raconte
s’être entassés jadis dans Troie, la cité opulente. »
Achille ne suivra pas ce conseil, et mourra de la flèche de Pâris. Lorsqu’Ulysse le retrouvera aux Enfers, au chapitre XI de l’Odyssée, il pensera lui faire plaisir en lui disant que sa mémoire est glorifiée. Mais Achille lui répond :
« Ne cherche pas à m’adoucir la mort, ô noble Ulysse !
J’aimerais mieux être sur terre domestique d’un paysan,
fût-il sans patrimoine et presque sans ressources,
que de régner ici parmi ces ombres consumées… »
La quête de sens a remplacé la renommée chère aux héros grecs. Dans les deux cas, à trop nous focaliser sur la fin de l’histoire, nous passerons à côté des joies du quotidien – y compris dans nos métiers.
Hasta pronto, queridos amigos !
Aurélien
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