Notre esprit est un triste vagabond
Oct 22, 2022La chronique de la semaine dernière, sur les frontières inutiles dans nos vies, a été particulièrement suivie. Dans vos commentaires en ligne, dans nos conversations ou dans nos échanges par mail, vous m’avez confirmé le plaisir de considérer sa vie comme un tout, et non plus comme un univers fragmenté, éclaté en vies « parallèles ».
Cette semaine, j’ai continué à réfléchir à ce qui nous « décentre » et nous empêche d’être heureux. Avec toujours la même idée : avant d’accuser le monde extérieur, commençons par nous intéresser à ce que nous faisons, ce sur quoi nous aurons le plus de pouvoir.
En 2010, deux chercheurs de Harvard, Matthew Killingsworth and Daniel Gilbert[1], ont eu l’idée de suivre quasiment en temps réel le niveau de bonheur de 15 000 personnes, de 18 à 90 ans, de différents milieux sociaux, centres d’intérêt, réparties dans le monde entier. Le procédé était relativement simple, et les résultats spectaculaires.
Plusieurs fois par jour, et de manière aléatoire, les chercheurs leur envoyaient un signal sur leur smartphone et leur posaient une série de questions à propos du moment qu’ils venaient de vivre :
. « Comment vous sentez-vous ? », sur une échelle allant de « très mal » à « très bien »
. « Qu’êtes-vous en train de faire », parmi une liste de 22 activités incluant par exemple travailler, manger ou regarder la télé
. « Est-ce que vous êtes en train de penser à autre chose qu’à ce que vous êtes en train de faire ? »
. Si la réponse était oui, « ces pensées sont-elles agréables, neutres ou désagréables ? »
Au total, les deux chercheurs ont eu environ 650 000 rapports « en temps réel » à analyser. Et leurs conclusions sont fondamentales pour la conduite de nos vies.
Esprits vagabonds
. Conclusion n°1 : nos esprits sont « ailleurs » quasiment la moitié du temps
Quarante-sept pour cent du temps, les gens pensent à autre chose que ce qu’ils sont en train de faire. Depuis un maximum de 65 % lorsque nous prenons une douche ou que nous nous brossons les dents, en passant par environ 50 % lorsque nous travaillons, ou 40 % lorsque nous faisons du sport. Dans toutes les activités autres que le sexe (environ 10% quand même…), les personnes interrogées avaient l’esprit ailleursau moins 30 % du temps.
Penser à autre chose que ce que nous faisons n’est pas une exception. Ce serait bien plutôt la règle.
Mais après tout, c’est peut-être une bonne chose ? Comme le dit Matt Killingsworth dans la revue du Greater Good Science Center de la faculté de Berkeley, cette capacité à concentrer notre attention sur autre chose que sur le présent « nous permet d’apprendre, de planifier et de raisonner comme aucune autre espèce animale ne peut le faire. »
Et peut-être que cette capacité unique nous permet justement d’augmenter notre bonheur ? « Nous ne pouvons pas changer la réalité physique qui se trouve devant nous, mais nous pouvons aller n’importe où dans notre esprit. Puisque nous savons que les gens veulent être heureux, peut-être que lorsque notre esprit vagabonde, nous avons tendance à aller dans un endroit plus heureux que la réalité que nous laissons derrière nous. »[2]
Problème : son étude montre justement le contraire…
. Conclusion n°2 : penser à autre chose nous rend presque toujours malheureux
– Nous sommes nettement plus heureux quand nous sommes focalisés sur ce que nous sommes en train de faire que lorsque nous pensons à autre chose
– C’est vrai y compris quand nous sommes en train de faire quelque chose que nous n’aimons pas. Par exemple une personne coincée dans les bouchons sera en moyenne « significativement » plus heureuse si elle reste concentrée sur ce qu’elle fait plutôt que si elle pense à autre chose
– C’est penser à autre chose qui nous rend malheureux, pas le fait d’être malheureux maintenant qui nous fait penser à autre chose
Lorsque nos esprits « s’évadent », ils vont en général vers des pensées négatives. De très nombreuses études ont analysé le « mode par défaut » de notre cerveau, son fonctionnement lorsqu’il n’est pas directement centré sur une tâche. Il semble que le but premier de ce mode par défaut est de construire notre « moi », comme l’explique Daniel Goleman dans son livre majeur Focus :
« Où vont nos pensées quand nous ne pensons pas à quelque chose en particulier ? Le plus souvent, elles ne parlent que de moi. Le ‘moi’ tisse notre sens de nous-même en racontant notre histoire – en intégrant des morceaux de vie aléatoires dans un récit cohérent. Cette histoire, qui ne concerne que moi, crée un sentiment de permanence derrière notre expérience toujours changeante d’un moment à l’autre. »[3]
Or, « si l’esprit vagabonde parfois vers des pensées agréables ou des fantaisies, il semble plus souvent graviter vers la rumination et l’inquiétude ». Nous avons donc tendance dès que nous laissons notre esprit vagabonder en mode « par défaut » à créer une sorte de « bruit de fond anxieux », peuplé de pensées telles que « tout ce qu’il me reste à faire », « je n’aurais pas dû lui dire ça », « je n’y arrive plus »…
Montaigne le disait déjà dans ses Essais :
« Si on ne les [nos esprits] occupe à quelque sujet certain qui les bride et les contraigne, ils se jettent, déréglés, par-ci par-là, dans le vague champ des imaginations (…) »
Cet homme qui a eu tellement d’activités et de rôles pendant sa vie rêve de s’enfermer dans sa tour, et de rester à ne rien faire. Mais il se rend compte très vite que cette inactivité est dangereuse :
« Dernièrement que je me retirai chez moi, résolu, autant que je pourrai, de ne me mêler d’autre chose que de passer en repos et à part ce peu qui me reste de vie, il me semblait ne pouvoir faire de plus grande faveur à mon esprit que de le laisser en pleine oisiveté s’entretenir lui-même et s’arrêter et se rasseoir en lui (…) mais je trouve (…) qu’au rebours, faisant le cheval échappé, (…) il m’enfante tant de chimères et de monstres fantasques les uns sur les autres, sans ordre, et sans propos (…) »[4]
Être dans l’ici et maintenant
Une des conditions du bonheur semble donc bien de rester dans l’ici et maintenant. Cela ne signifie pas forcément être toujours actif. Ce qu’il faut éviter, c’est de faire quelque chose et de penser à autre chose en même temps.
Technique n°1 : méditer
La manière la plus emblématique d’être dans l’ici et maintenant, c’est bien sûr la méditation. Ses effets bénéfiques sur notre santé mentale et physique sont de mieux en mieux connus, et c’est sans doute la manière la plus puissante d’apprendre comment « ramener » nos pensées lorsqu’elles s’échappent, de désactiver rapidement et efficacement ce « bruit de fond » négatif de notre cerveau. Si vous êtes un pratiquant régulier, confirmez-nous dans les commentaires si cela vous aide à rester dans le moment présent, même en-dehors de vos temps de méditation proprement dits.
En ce qui me concerne, j’ai vraiment du mal à me tenir à cette discipline. Et j’utilise donc des techniques plus immédiates dans leurs effets.
Technique n°2 : faire une seule chose à la fois
Dans mon travail de formateur, je suis totalement concentré sur ce qui se passe pendant les sessions de training, focalisé sur les réactions, verbales ou non-verbales des personnes avec qui je travaille. C’est la moindre des choses me direz-vous ? C’est exact ! Mais je constate que je garde le même fonctionnement dans d’autres situations professionnelles.
. Dix minutes avant le début d’une réunion, je suis totalement concentré sur mon objectif, ce que je veux que les personnes me disent ou fassent à la fin. Cela passe par un travail de respiration de 2 minutes minimum et par un exercice de concentration corporelle.
. Toutes les sources de distraction numériques sont déconnectées.
. Pendant tout le temps de la réunion, je reste absolument concentré sur mon intention, et au fil de l’eau je filtre les informations par rapport à cet objectif. En particulier, j’évacue tout ce qui est lié au passé (en commençant par le fameux contexte, connu en général de tous) et le futur (quand on me dit par exemple « il faudra faire attention à… » je demande toujours « donc ce que tu veux, ici et maintenant, c’est quoi ? »).
. A l’issue de la réunion, je me concentre sur une seule question : « est-ce que j’ai atteint mon objectif ? » Si oui, je commence par me féliciter au lieu d’immédiatement me demander ce que j’ai à faire après. Si non, je me demande ce que je vais tester la prochaine fois. Ce qui me permet de me mettre dans un futur proche, et dans l’action.
En suivant ces règles, que j’ai découvertes et pratiquées à haute intensité pendant les huit ans où j’ai été comédien, je constate que j’ai un niveau élévé d’énergie, de joie, et d’efficacité pendant ces réunions.
Cette semaine, j’ai travaillé avec un groupe, à distance. L’un des effets pervers des visioconférences, c’est qu’il est beaucoup plus facile de faire autre chose. Et je voyais bien que plusieurs participants n’étaient pas totalement présents. Je leur ai demandé de faire cet effort de concentration, en leur garantissant que cela allait augmenter leur niveau d’énergie. Et que c’est justement cette énergie qui leur permettrait ensuite de faire efficacement… ce qu’ils essayaient pour l’instant de faire en même temps, maladroitement.
Au fil de la session, et même des sessions, puisque nous nous sommes vus plusieurs jours de suite, je les ai vus sourire davantage, échanger davantage, avoir plus d’envie dans les mises en situation, tester de nouvelles choses et se réjouir de leurs succès. Une des participantes m’a dit en conclusion qu’elle avait eu l’impression d’un « boost d’énergie », alors qu’elle avait eu une très courte nuit, entre deux déplacements professionnels…
Lors de votre prochaine réunion, testez cette méthode. Arrivez concentrés sur un objectif simple et qui vous attire, restez focalisés sur ce moment et cet espace, fermez vos outils numériques, et prenez des notes sur un papier[5].
Arrêtons de geindre sur les réunions « creuses et inutiles », et rendons-les denses par notre présence vraie. Nous empêcherons notre esprit d’errer, nous économiserons notre énergie et nous augmenterons notre bien-être intérieur. En plus, il y a de fortes chances que cela soit « contagieux », et que progressivement ces réunions deviennent plus courtes et plus productives.
Technique n°3 : rétablir la connexion corps – esprit
En-dehors du sport, je me suis rendu compte de l’apaisement mental que me procuraient des activités comme ranger mon bois pour l’hiver, repeindre un mur, nettoyer une plate-bande. Matthew B. Crawford a montré dans son livre Contact[6] combien notre capacité d’attention est menacée et combien elle dépend de notre rapport réel, direct, physique au monde. Il écrit : « Nous sommes en train de vivre une véritable crise de l’attention. (…) Notre activité mentale paraît de plus en plus balkanisée, et nous commençons à nous demander si nous sommes capables de préserver un moi cohérent. Par moi cohérent, j’entends une conscience individuelle capable d’agir conformément à des objectifs et des projets bien établis au lieu de papillonner au gré du moment. (…) Les domaines de compétence pratique fonctionnent comme des points d’ancrage dans notre rapport au réel. »
Autre moyen de nous ancrer dans le réel, revenons à nos sens, aux informations qu’ils nous donnent sur l’ici et maintenant.
La prochaine fois que vous serez en train d’attendre le démarrage d’une réunion, au lieu de vous précipiter sur votre téléphone, ou de laisser vos pensées égrener une litanie de mauvaises nouvelles, regardez vos voisins, la couleur de leurs vêtements, ressentez la température qu’il fait, l’odeur du café dans votre tasse, suivez le rayon de soleil sur le mur…
En réalité, c’est une forme de méditation brève, les yeux ouverts, simple et très efficace : « quand nous fixons notre attention sur nos sens, notre cerveau apaise son bruit de fond », écrit Daniel Goleman.
Il y a quelques mois, je remontais du village jusqu’à mon mas dans les collines. Sur la route, je m’arrête pour déposer chez un de mes rares voisins, une sorte d’ermite un peu fou, les quelques courses qu’il m’avait demandé de lui faire. Je m’apprête à remonter dans ma voiture, en grommelant quelques phrases du style « des trucs à faire, encore du boulot, désolé… ». Sans même me regarder, il me répond avec un calme absolu :
« ¿ Tienes prisa ? Siéntate, se te pasara » – « Tu es pressé ? Assieds-toi, ça te passera ».
J’étais tellement surpris, que je me suis assis sans discuter. Nous avons bu une bière en regardant le soleil se coucher sur les collines. Et j’ai senti physiquementmon niveau de stress diminuer, et mon niveau d’énergie augmenter.
Quand j’ai l’impression de perdre le contact avec le réel, je me souviens de cette phrase. « … Siéntate. Se te pasara… »
Dans cette chronique, je voulais vous montrer que l’un des moyens les plus simples pour retrouver l’unité profonde de notre vie, c’est d’être pleinement concentrés sur le moment présent. Arrêter de morceler notre univers en nous focalisant sur ce que nous faisons ici et maintenant.
Notre vie est une histoire dont nous sommes à la fois les scénaristes, les metteurs en scène et les acteurs. Laisser notre esprit « divaguer », c’est prendre le risque d’en devenir des spectateurs passifs… et des critiques amers.
[1] Matthew A. Killingsworth and Daniel T. Gilbert, « A Wandering Mind Is an Unhappy Mind », Science, 12 Nov 2010, Vol 330, Issue 6006, p. 932
[2] Matthew Killingsworth, « Does Mind-Wandering Makes You Unhappy ? », Greater Good Magazine, 16 juillet 2013
[3] Daniel Goleman, Focus, Bloosmbury, London, 2014, p. 48
[4] Montaigne, Essais, Livre I, « De l’oisiveté », Ed. Robert Laffont, Coll. Bouquins, Paris 2019, p. 28
[5] Ou pour stocker plus facilement vos notes, sur une tablette sans accès à internet, comme la Remarkable que je me suis offert l’an dernier ! Ça a tellementsimplifié mon boulot..
[6] Matthew B. Crawford, Contact – Pourquoi nous avons perdu le monde et comment le retrouver, Editions La Découverte, Paris 2016. Du même auteur, et chez le même éditeur, je vous recommande L’Eloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail.
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