Mar 15, 2025

(…)

Le berger

Lorca est mort ! Se peut-il que personne encor ne me l’ait dit ?
Se peut-il, quand le bruit de la guerre si vite se répand, que les poètes
disparaissent ainsi ? L’Europe n’a donc pas porté son deuil ?

Le poète

On n’a rien remarqué. Déjà bien beau si le vent en fouillant dans la braise
du bûcher trouve encore quelque rime à sauver !
De l’œuvre rien de plus ne sera transmis à la curiosité de l’avenir.

Le berger

Il ne s’est pas sauvé. Il est mort. Où peut-il fuir, il est vrai, le poète ?
Notre cher Attila non plus n’a pas fui, simplement il a fait non
de la tête à cet ordre toujours, mais qu’il en soit mort ainsi, qui le déplore ?
Et toi, comment vis-tu ? Trouve-t-elle un écho, ta voix, dans cette époque ?

Le poète

Quand le canon gronde ? Que les villages sont déserts et que les ruines fument ?Mais j’écris. Et je vis au milieu de ce monde en délire à la façon
de ce chêne là-bas qui sait qu’on va l’abattre et qui, bien que l’encoche
blanche dise déjà que dès demain le bûcheron par ici
frappera, l’attend et n’en pousse pas moins des feuilles nouvelles.
Ici tu es heureux, tout respire le calme, et le loup est rare,
et tu finis par oublier que le troupeau confié à ta garde n'est pas le tien,
car le maître non plus depuis des mois et des mois n’est pas venu te voir.
Adieu, béni sois-tu ! le soir profond va me surprendre en chemin,
car voltige le papillon crépusculaire, et frémit l’argent de ses ailes.
 

1938 

Miklós Radnóti, Marche forcée

 

< Article précédent Article suivant >