Arnaud P.* a été engagé dans les Forces Spéciales françaises de 1998 à 2014. Au cours de cette période, il a participé à tous les déploiements, officiels ou non, de l’armée française sur les points chauds du globe. Je lui ai demandé quelles étaient les règles de confinement en opérations, et quelles étaient celles qu’il appliquait aujourd’hui avec son épouse et sa famille. Un entretien riche d’enseignements, avec un homme calme, habitué à la gestion de stress extrêmes, dans des espaces parfois très restreints…

Au cours de votre carrière militaire, quelles sont les situations où vous deviez vous soumettre au confinement ?
Tout au long de mon temps de service j’ai vécu des expériences de confinement que je vais détailler. Mais en réalité, le seul fait d’être dans l’armée nous met déjà un peu en marge de la société. En étant militaire, on s’auto-confine dans un système très spécial, ce que l’on ressent d’ailleurs surtout lorsque l’on quitte l’uniforme. Dans les forces spéciales, cet effet « en marge » est encore renforcé : nous fonctionnons en groupe de 10 personnes, avec un renouvellement de 2 à 3 équipiers maximum par an. Donc ces groupes sont très stables, et tout le monde se connaît super bien.
Au-delà de cette sorte de « confinement de base », plus « dans la tête », nous étions régulièrement mis en confinement pendant les opérations. Avec deux types de confinement : celui que nous décidions, et celui que le terrain, la situation, nous imposaient.
Un confinement que vous décidiez ?
Pour certaines missions, nous étions parfois prépositionné sur le territoire cible de longues semaines en avance. Nous étions donc souvent obligés de nous mêler à d’autres régiments, pour des besoins de soutien logistique. La problématique étant de rester discrets, tout en continuant à nous entraîner… au détriment souvent du confort.
En Côte d’Ivoire par exemple, nous sommes restés deux mois sous un hangar au bout du camp, sur des lits de camping, sans afficher notre appartenance, en ayant le minimum de contacts avec les autres unités, et en nous entraînant la nuit. Les journées étaient occupées à la préparation de la mission, à la collecte et à l’exploitation du renseignement. J’ai fait trois manips du même style, soit trois fois trois mois en confinement…
À la fin le commandement avait d’ailleurs mis en place une procédure « frigo », en construisant des infrastructures confortables en France, loin du régiment et des familles, pour les préparations des missions avant projection sur le terrain. C’était plutôt bien : on n’avait pas la contrainte de la discrétion, de l’entraînement à gogo, mais aucun contacts avec d’autres militaires ni avec nos familles.
Et quelles différences avec le confinement « imposé par la situation » ?
Je prendrai l’exemple d’une mission en Afghanistan, de 5 mois environ.
Prépositionnés dans un camp à Jalalabad, nous partions régulièrement sur une « Fire Base », base opérationnelle avancée à une centaine de kilomètres dans les montagnes, sur des cycles de 15 jours à 3 semaines. Sur le camp de Jalalabad, il n’y avait pas vraiment de problèmes de discrétion, on était environ 200, les règles étaient les mêmes que sur un camp militaire classique et au final tout était réglé par l’ouverture et la fermeture de la cantine ! (Rire) La discipline, les tenues, les horaires étaient ceux standards à l’armée, nous avions la possibilité de nous entraîner et de faire du sport, de contacter les familles. Finalement notre plus gros problème restait l’interdiction des sorties du camp, et les nuit à 12 dans un petit dortoir. Mais nous appartenions tous à la même équipe, donc on savait comment gérer la promiscuité.
Sur les « Fire Base », la situation était un peu plus « hard ». Nous n’avions pas de moyens de communication avec la famille, et nos conditions de vie étaient beaucoup plus précaires. Par exemple l’alimentation se faisait en rations américaines (1 carton = 20 rations = 20 menus différents, top) ou en rations françaises (1 carton = 12 rations = 1 menu unique… Et 20 jours à manger de l’agneau flageolets c’est pas cool). Et bien sûr pas d’alcool. Des douches de temps en temps, la nuit patrouilles, gardes, ou riposte à des attaques. Et bien sûr les départs en opérations sur des cibles repérées dans la profondeur. Conséquence : grosse tendance à la clochardisation dans les tenues et les attitudes, plus de repères temporels. On mange quand on faim, on dort quand on n’est pas occupés, il n’y a plus grand-chose de structuré en-dehors de l’opérationnel. C’est là où j’ai vu un ou deux gars perdre un peu pied, comme ce toubib qui vivait quasiment à poil 24 heures sur 24.
Comment faisiez-vous alors pour que cette déstructuration n’aille pas trop loin ?
En fait, les deux sortes de confinement – décidé ou imposé – se passaient toujours plutôt bien. Par exemple, je n’ai vu qu’une seule bagarre en presque 20 ans, alors que dans ce genre d’unités le niveau de testostérone est plutôt très élevé… MAIS dès le départ on est tous sélectionnés sur des critères physiques et psychologiques extrêmement rigoureux, nous sommes volontaires puis entraînés, et enfin pour rentrer dans les groupes les plus pointus, nous devons être cooptés… Tout cela restreint beaucoup les risques de dérapages ! On évolue dans un milieu cadré relativement discipliné, avec une logistique derrière. Les seuls fois où des gars de mon groupe ont eu du mal, c’est quand la famille ne tenait pas le coup.
Avec le recul, quelles étaient selon vous les règles de fonctionnement essentielles pendant ces périodes de confinement ?
D’abord, nous étions tous concentrés sur l’entretien de notre motivation, car nous ne savions pas si nous aurions le feu vert, ni quand. Pour cela, la chose essentielle était de nous maintenir en forme, pour être au top quand la mission se déclencherait. C’est notre capacité d’intervention qui était notre priorité absolue, et cela passait par deux choses : l’entretien de notre condition physique et une alimentation saine.
Il est essentiel que le chef de groupe connaisse bien ses hommes, sache doser la manette des gaz, et reste très vigilant sur les dérapages possibles : consommation d’alcool, jupons qui traînent, surentraînement qui peut provoquer des blessures et de la fatigue excessive, risques sanitaires et alimentaires, paranoïa de certains…
Et puis autant lorsque nous étions en France, il n’est pas bien vu de se plaindre quand on est un équipier des Forces Spéciales, autant en déploiement, en particulier dans ces périodes de confinement, chacun peut compter sur le soutien absolu des autres membres du groupe.
Quels enseignements en tirez-vous pour la période de confinement actuelle ? Qu’avez-vous mis en place avec votre famille pour la supporter ?<
Dans la période de confinement actuel, plusieurs choses qui me rappellent mes déploiements en théâtre d’opérations :
• le fait que l’extérieur est dangereux. Ce ne sont pas des combattants ennemis, l’ennemi, le virus, est encore plus invisible, mais ça n’est pas parce que je ne vois rien qu’il ne se passe rien.
•le fait que la pression intérieure est élevée. Et elle va sans doute continuer d’augmenter.
• le fait qu’on ne sait pas combien de temps cela va durer, quand est-ce que nous pourrons ressortir, comme lorsque nous attendions le feu vert pour une mission.
• et aussi, de manière plus positive, le fait que nous avons choisi les personnes avec qui nous sommes enfermés. Finalement, nos familles, nos conjoints, nos enfants, ce sont des personnes que nous avons choisies, peut-être plus encore que les équipiers cooptés dans un groupe de Forces Spéciales. Mais c’est vrai qu’aucune famille n’avait prévu le confinement, alors que dans les Forces Spéciale, on sait dès le départ qu’on va devoir passer par là.
La première chose que j’ai proposé à ma femme lorsque le confinement a été annoncé, c’est d’installer un rythme à l’intérieur de notre maison. Elle a tout de suite adhéré à ce principe, et nous avons donc mis en place des activités régulières, l’instruction des enfants, la préparation des repas, les jeux, l’exercice physique, peut-être du bricolage si nous arrivons à nous faire livrer des matériaux. Ce rythme doit être sain : donc nous gardons du temps pour dormir, à des horaires réguliers. Et nous faisons attention à manger de manière équilibrée, à table, sans manger en-dehors des repas. Nous avons des plages pour faire du sport, garder une condition physique minimale. Et des périodes de jeux, de fun pur, pour sortir un peu de tout ça.
Dans ces périodes de détente, il y a aussi les appels que les enfants passent à leurs amis. Finalement ce sont ces contacts qui leur manquaient le plus par rapport à la période d’avant. Pour nous les parents c’est la même chose : nous avons aussi besoin de retrouver des liens sociaux – comme lorsque j’appelais ma famille pendant mes déploiements.
Le rôle des parents est donc essentiel ?
Dans nos opérations militaires, tout dépend beaucoup du chef, du rythme qu’il veut imposer à ses hommes. En ce moment, dans nos appartements et nos maisons, je pense que ce sont les parents qui ont ce rôle de leaders, et qui doivent aussi doser ce qu’ils demandent à leurs enfants en fonction de ce qu’ils peuvent fournir, de ce qu’ils veulent atteindre. En ce moment nous les limitons beaucoup sur le temps d’écran, sur le grignotage entre les repas, justement pour maintenir ce rythme, et ce rythme sain. Mais cela implique que nous devons passer aussi beaucoup de temps avec eux. Pour les parents qui doivent travailler depuis chez eux, je pense qu’il faut avoir là aussi un emploi du temps super structuré, avec un temps précis consacré au boulot, et avoir une occupation à donner pendant ce temps-là aux enfants. Mais je ne pense pas qu’il soit possible de ramener ses 8 heures de travail classiques à la maison en ce moment…
*L’identité a été modifiée
Excellent point, merci beaucoup à Arnaud et Aurélien. Je retiens :
. incertitude sur les échéances temporelles
. leadership des parents
. activités à varier et soins à chacun (relationnel, qualité des activités, attention au virtuel)
. activités physiques et ludiques
Mon avis est que le télétravail peut très largement prendre plus que 8 h / jr . Il faut donc le LIMITER VOLONTAIREMENT pour éviter de se faire submerger. Papier crayon, réunions à distance.
. Reprise du piano : effet incroyable sur le moral.
Bonjour Pierre L,
Belle synthèse !
Soins à chacun… en commençant par soi ! Je vous renvoie à un article précédent : https://www.aureliendaudet.com/pour-ne-pas-devenir-agressifs-mettons-des-priorites-et-des-regles/
Totalement d’accord sur le côté envahissant du télétravail, d’autant que les personnes n’ont pas eu le temps de s’habituer à cette explosion de la frontière privé/pro impliquée par le confinement.
Et sur le piano… je vous envie ! Pour soigner mes oreilles et mon âme, j’ai renouvelé mon abonnement iTunes et j’ai quelques belles listes de musique classique !
A bientôt, cuidese,
Aurélien