J’ai été très ému cette semaine par plusieurs personnes avec qui j’ai travaillé, et qui m’ont semblé à bout de fatigue, de tension, de tristesse et d’angoisse. Toutes m’ont parlé de leurs difficultés à trouver un « équilibre » entre leur vie personnelle et leur vie professionnelle. Cela fait un certain temps que je réfléchis à la question, y compris pour moi-même. Et je crois qu’il est temps de changer radicalement de point de vue.

J’étais très content de retrouver cette jeune femme pour une session en face-à-face. Nous avions déjà travaillé ensemble, et j’avais été frappé par son énergie positive, son envie de tester de nouvelles méthodes, et son plaisir à trouver des solutions sur des sujets de communication.
Pourtant, quand je me connecte à notre réunion Zoom, je suis immédiatement frappé par son état de tension, ses traits tirés, son agitation. Je lui demande comment elle va et elle me répond : « bien bien, tout va bien, un peu fatiguée, c’est tout… » avec un petit rire. Je réponds juste « … fatiguée ? » Et elle commence à me décrire les deux mois qu’elle vient de vivre.
Plus elle parle, plus je suis ahuri. La quantité de contraintes, de difficultés, de « deadlines », de challenges… qu’elle décrivait était considérable. Et quand elle s’arrête, je lui dis juste, de manière tout à fait sincère : « … moi je crois que je serais épuisé » Elle reste silencieuse un moment. Puis je vois des larmes monter dans ses yeux. Et elle dit doucement : « c’est vrai que c’est difficile ». Et elle commence à me décrire d’autres contraintes, liées à sa vie de famille.
Plus j’écoutais cette jeune femme en larmes, plus l’idée d’un équilibre me paraissait une chimère. Pas parce qu’il est inatteignable. Sinon toutes les personnes que je rencontre, championnes du monde de la gestion de projet, auraient déjà trouvé la bonne méthode. Ou bien une des dizaines de recettes toutes faites, apparemment si simples, que vous pouvez trouver sur le net aurait déjà fait ses preuves ?
Dans les jours qui ont suivi, deux autres personnes sont arrivées très émues, avec des difficultés de communication, de colères rentrées, d’angoisses… et à chaque fois le sentiment exprimé « d’être perdu », de « ne plus m’en sortir », de « ne plus savoir comment m’organiser ». Et je me répétais : « c’est quand même dingue ! C’est l’un des sujets les plus vitaux qui soit, cela fait 20 ans que j’en entends parler, et pourtant j’ai l’impression que fondamentalement on n’a pas progressé d’un iota en la matière… Je continue à voir des gens brillants se carboniser au travail, tout en étant absolument conscients que ce qu’ils font n’est pas ok, et en continuant à chercher désespérément un équilibre entre vie pro et vie perso. Il y a un truc qui ne colle pas ! »
Je suis sûrement très sensible à ce sujet parce que j’ai fait un burn-out intense. Entre 2001 et 2009, j’ai mené deux jobs de front : formateur en entreprise et comédien. Deux jobs que j’ai démarrés quasiment en même temps, à presque 30 ans, après avoir été journaliste économique et (brièvement) analyste financier. Je me suis mis une pression considérable, parce que je voulais réussir « partout, comme d’hab’ ». Belle erreur… En octobre 2009 j’ai été invité à jouer dans un théâtre à Los Angeles, j’ai cru que je venais de franchir un seuil… et je me suis « crashé ». Je suis rentré en France sans finir mon engagement, et j’ai dormi pendant plusieurs semaines.
Une seule vie
A partir de ce moment j’ai commencé à changer le cours de ma vie. J’ai décidé de me concentrer sur mon métier de formateur, et surtout j’ai voulu comprendre. Comprendre comment fonctionnaient les relations aux autres, et à nous-mêmes. Que ce soit dans notre communication, dans l’utilisation de nos émotions, dans nos processus cérébraux. J’ai fait cinq ans d’études en Analyse Transactionnelle, en même temps qu’une thérapie personnelle, à Bruxelles puis à Waldkirch en Allemagne. Et je continue à m’enrichir sur ces sujets, ce qui nourrit les chroniques que je vous propose.
Ce sont toutes ces expériences qui me font penser qu’il est inutile, et même dangereux, de continuer à séparer deux « vies », la professionnelle et la personnelle. Nous n’avons pas deux vies, nous n’en avons qu’une. Elle s’organise en un très grand nombre de compartiments, de moments, de responsabilités, de cercles de personnes… tous ces ensembles évoluant eux-mêmes au cours du temps.
Parler de vie pro – vie perso, c’est donc doublement réducteur :
. D’abord parce que cela donne l’impression de deux mondes parallèles et disjoints, avec presque deux modes de fonctionnement différents
. Ensuite parce que dans notre vie hors du travail nous avons par exemple la vie de conjoint, de parent, d’ami, de patron d’association, de sportif, d’amateur d’art… Et du côté pro, nous avons la vie d’expert de certains sujets, de manager, de collègue, de copain, de syndicaliste, de commercial, de patron… La richesse de nos activités et de nos envies est immense et elle évolue avec le temps.
Le but n’est donc pas de trouver un équilibre « vie privée – vie pro », mais un équilibre dans ma vie. Et cet équilibre, il ne peut pas être statique, autour de principes immuables ! Parce qu’il deviendrait très vite un équilibre rigide, alors que le monde autour de nous change. Le seul équilibre possible est un équilibre dynamique, changeant, en mouvement. Mais qui doit avoir une seule finalité : conduire notre vie, toute entière, sans frontières ni restrictions, dans la joie.
Des indicateurs simples sur le tableau de bord interne
Pour conduire sa vie, nous disposons d’indicateurs simples :
Le premier, ce sont nos émotions. La joie, comme indicateur que je suis dans du bon pour moi, et que je dois y rester. La colère, comme indicateur que je suis heurté dans mes frontières et que je dois les faire respecter. La tristesse, comme indicateur que j’ai définitivement perdu quelque chose et que je dois trouver de la consolation. La peur, comme indicateur qu’un danger est proche, et que je dois trouver de l’aide ou de la protection.
Le second, c’est mon sens interne (le 6ème après les 5 plus connus) qui me renseigne en particulier sur mon état de tension et de fatigue. C’est celui qui me dit quand je dois faire du vide dans mon agenda, me reposer, dormir, le cas échéant voir un spécialiste pour régler ces tensions. Continuer à les ignorer, c’est m’exposer à ce que mon corps m’envoie à plus ou moins long terme des signaux beaucoup plus intenses, plus graves.
Devenons egocentrés
Mais tous ces indicateurs ne serviront à rien sans une vraie décision, fondamentale, sur mes priorités. Nous devons décider d’être ego – centrés. Comprendre et accepter que nous sommes au centre de notre monde et donc que c’est notre responsabilité première de prendre soin de nous. Si nous ne le faisons pas :
. Nous proposerons durablement aux autres une version sous tension, sous stress, une version « abîmée » de nous-mêmes
. Nous finirons par les obliger à prendre soin de nous
Être égoïste, c’est être au centre de sa vie et privilégier son intérêt propre aux dépens de ceux du reste du monde.
Être égocentrique, c’est être au centre de sa vie, prendre soin de soi et ensuite se mettre en relation avec les autres.
Personne ne peut respirer à notre place – c’est bien que nous sommes la personne la plus importante pour nous-même. Prendre soin de nous, décider de conduire notre vie dans la joie, c’est nous donner la possibilité de faire des choix conscients et positifs, pour nous-mêmes… et pour les autres, tant que cela ne vient pas en contradiction avec la règle n°1.
C’est par rapport à cette règle fondamentale que nous devons ensuite faire des choix, dire oui à certaines demandes, et non à d’autres. Comprendre que nous avons toujours le choix, et exercer souverainement cette puissance, c’est la clé pour accroître notre estime de nous-mêmes, à nos propres yeux d’abord, et dans l’esprit des autres ensuite.
Je m’arrête ici parce que ce sont des sujets bien trop vastes pour les « boucler » en une chronique.
J’espère que ce que je propose sera utile à certains d’entre vous, et je serai très heureux d’avoir vos retours, qu’ils soient favorables ou critiques.
Ce qui me donnera la possibilité de chroniques prolongeant celle-ci.
Merci Aurélien.. ton analyse est très éclairante…et comme souvent.. assez dérangeante… être égocentrique n’est pas ce que l’on nous éduque… mais pourtant il est tellement nécessaire de prendre soin de soin pour pouvoir interagir avec les autres de manière positive ! J’aime beaucoup cette idée que nous ne menons pas 2 vies qu’il faudrait sans cesse équilibrer… mais une seule dont le moteur et le balancier sont la joie!
Merci Pierre ! J’aime beaucoup ton image de moteur et balancier – pas d’équilibre sans mouvement. A bientôt j’espère, Aurélien
Merci Aurélien. Cela m‘éclaire dans ma vision parfois floue de moi-même. Comme souvent, te lire est source d’espoir et d’énergie positive.
Ce fut un bon petit déjeuner détox pour ma cervelle en chauffe permanente.
Au plaisir.
Françoise
Merci Françoise ! J’aime bien l’idée de préciser les choses avec des éléments simples…
Hasta pronto !
Aurélien
Tres juste ta chronique cher Aurélien
Pour ce que j’observe, il apparait très nettement depuis plusieurs mois que la conjonction des tensions majeures (géopolitiques – Ukraine & fin de du cycle de mondialisation vu comme vertueuse) , économiques et financières ( dette et déficits) , matérielles (inflation – recul du pouvoir d’achat évident depuis 40 ans pour le plus grand nombre) , le sentiment d’affaissement généralisé ( sécurité, Education Nationale, désindustrialisation, hôpital et services publics..) etc, les effort ne sont plus récompensés. Le “sauve qui peut” qui devient l’ambiance dominante pour le plus grand nombre rend de plus en plus intenables la multiplication des injonctions souvent contradictoires et en tout cas trop nombreuses et le décalage de plus en plus béant entre certains affichages de démarche RSE etc.. et la réalité de trop d’entreprises.
Hello Jean !
Merci pour ton retour, et pour ton constat que je partage en partie. C’est vrai que l’ambiance est assez sombre, et que du coup certaines postures ne font plus illusion. La bonne nouvelle, c’est que de plus en plus d’entreprises, de managers, de salariés, en sont conscients, et cherchent sincèrement des solutions honnêtes, respectueuses des personnes. Et je crois que la meilleure manière de changer un système, c’est de nous souvenir que nous en faisons partie. Donc de commencer par changer nos propres comportements, parce que c’est certainement la partie du système sur laquelle nous avons le plus de pouvoir.
A tout bientôt,
Aurélien
Bonjour Aurélien, je suis à fond ok avec toi. Merci pour ce bon mot et pour ton habituelle acuité de la nature humaine. Ton article me rappelle un bon bouquin de Raphaëlle Gioradano “Ta 2ème vie commence le jour où tu comprends que tu n’en a qu’une”. J’aime bien l’idée de concevoir des/un indicateur simple pour conduire sa vie. Pour ma part il s’agit de faire un rapide bilan de ma vie à l’échéance de ma mort, RV universel et imprévisible… Qu’ai-je envie de laisser à ceux que j’aime ? Peut-être plus tôt que je n’aurais cru? Peut-être dans quelques minutes… ? Pour ma part c’est : amour, joie, paix, patience, bonté, bienveillance, fidélité, douceur et maîtrise de soi. Le reste n’est que poussière et vanité. La cohérence, ou l’unité de vie que tu évoques, est donc pour moi un élément clé de ce que nous sommes. C’est aussi un terrain de luttes internes et de combats violents… où nous pouvons rester seul ou trouver des alliés. Bref c’est la vie avec nos forces et nos faiblesses, ce sont nos choix avec nos renoncements plus ou moins éclairés, plus ou moins libres. Là dessus avancer en âge est un exercice passionnant…! la vie est belle ! Bien amicalement amigo !
Hello Marc !
Merci pour ton retour, qui me fait bien plaisir. Je n’ai pas lu le bouquin dont tu parles, j’en avais entendu parler mais je n’étais pas convaincu… Donc je viens de le commander !
Tes réflexions sont profondes et riches. Et peut-être que la question la plus importante n’est pas de savoir ce que nous allons laisser aux autres, mais ce qui nous restera à nous à ce moment-là ? Je suis en train de lire Les Essais de Montaigne, et il est fascinant dans ce centrage sur lui-même, qui n’exclut en rien son attachement profond aux autres (famille et amis, La Boétie en tête).
… Et oui la vie est belle, mystérieuse, riche, contrastée, belle.
Abrazo muy fuerte amigo,
Aurélien
Et bim ! En plein dedans ! Des semaines, des mois que je cours après une organisation, une méthode pour gérer des priorités, perso, pro, pro, pro … que j’essaie de donner du sens à une activité pro qui se densifie pour moi et autour de moi sans que je comprenne ou ça nous emmène … que je me perds dans une espèce de chasse au trésor où le trésor est non identifié, voire chimère, et où les indices sont incompréhensibles.
J’essaie de comprendre le concept de séparation des corps pro et perso et des esprits pro et perso mais sans succès. Et j’apprends à me noyer.
Bonjour Valérie ! Cette chasse au trésor que tu décris est en effet une illusion complète, dangereuse, in fine mortifère. J’espère que cet article t’aura permis de remettre de repères plus sains ! Et si tu as d’autres questions, je suis preneur !
A bientôt,
Aurélien
Tout est juste dans cette chronique. Beaucoup de chose que j’ai déjà lues, entendues et même travailler avec Aurélien Daudet….mais ça fait du bien de se rappeler ce dont nous étions convaincus il y a quelques mois, et qui s’est envolé doucement au fur et à mesures des projets pro et des évènements familiaux imbriqués.
Merci Anne ! Je m’étais dit qu’un mois après la rentrée ça pouvait être utile de parler de ce sujet, bien content que tu me le confirmes !